Jugements évaluatifs-en-acte : analyse des discours et des pratiques d’enseignants de l’école primaire genevoise

Autor: Mottier Lopez Lucie, Tessaro Walther, Dechamboux Lionel, Morales Villabona Fernando, Serry Sophie
Rok vydání: 2013
Popis: La recherche présentée dans cet article vise à étudier les pratiques d’évaluation certificative des apprentissages des élèves telles qu’elles sont conçues par les enseignants dans le quotidien de leurs classes dans le contexte de l’école primaire genevoise en Suisse romande. Cette recherche est soutenue par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (octroi n°100013 143453/1) que nous remercions ainsi que les enseignants qui ont accepté de participer au projet. Si les recherches sur les pratiques des enseignants sont nombreuses peu portent spécifiquement sur leur jugement évaluatif tel qu’il se réalise en situation. Dans nos travaux nous choisissons de parler de jugement évaluatif « en acte » par analogie à la conception de cognition in practice de Lave (1988). Ce faisant nous tentons d’appréhender le jugement d’évaluation tel qu’il se co constitue entre les dimensions psychologiques de l’évaluateur et les ressources et contraintes des contextes socio culturels. Ce jugement évaluatif en acte pris comme jugement professionnel (Laveault 2008) est conceptualisé comme un processus dynamique et complexe intégrant des sources d’informations diverses et s’exerçant sur l’ensemble des opérations de l’évaluation : de la conception des situations d’évaluation à la communication des résultats et prises de décision en passant évidemment par l’interprétation et appréciation de la production de l’élève (Lafortune Allal 2008). Nous étudions ainsi le jugement évaluatif de l’enseignant tel qu’il se réalise dans son contexte réel d’exercice à savoir contraint par des plans d’études des règlements et directives institutionnelles des moyens d’enseignement ; un jugement évaluatif contraint aussi par la réalité des progressions didactiques de chaque classe et des progressions d’apprentissage des élèves. Ce jugement évaluatif situé notamment quand il sert une évaluation certificative est fréquemment instrumenté par des outils que l’enseignant conçoit lui même ou avec un groupe de collègue. Ceux ci relèvent souvent d’un contrôle écrit qui implique la formulation par l’enseignant d’un ou plusieurs items (ou « questions ») qui incitent l’élève à rédiger une « réponse » écrite. Cette dernière peut prendre plusieurs formes d’une réponse à choisir parmi des propositions préexistantes (réponse à un item dit « fermé ») à la production d’une réponse élaborée (réponse à un item dit « ouvert ») qui alors mobilise un ensemble de ressources à combiner entre elles dans une logique « d’approche par compétences » (Rey Carette Defrance Kahn 2003). Dans ce dernier cas de figure des échelles d’appréciation sont parfois nécessaires articulées aux contrôles écrits pour apprécier les productions des élèves qui se caractérisent par une certaine imprévisibilité considérée comme légitime dans une situation complexe (Mottier Lopez 2008a). Ces outils d’évaluation interne c’est à dire conçus par les enseignants eux mêmes sont associés à des « consignes » ou règles d’usage à des conditions matérielles et temporelles de passation mais également à un contrat didactique propre à la situation d’évaluation et à la microculture de chaque classe. Parmi nos différents axes d’études nous choisissons ici de présenter l’analyse des choix effectués par les enseignants quand ils « fabriquent » leurs évaluations internes puis quelques éléments de leur « jugement en acte » lorsqu’ils corrigent en situation réelle les réponses de leurs élèves. Ce faisant nous donnons à voir quelques éléments de la « cuisine » interne de l’évaluation faite par chaque enseignant parfois entre transparence revendiquée et clandestinité. Nous questionnons les « arrangements évaluatifs » abondamment décrits dans les écrits de Merle (e.g. 2012). La recherche formation que nous présentons ici a impliqué 18 enseignants de l’école primaire genevoise (élèves de 8 10 ans) de 6 établissements scolaires différents. Le dispositif est composé de trois volets. (1) Des observations de pratiques de correction de copies en français et en mathématiques assorties à des entretiens semi structurés. (2) Des réunions de modération sociale (Wyatt Smith Klenowski Gunn 2010) visant à confronter les différentes évaluations du volet 1 et à construire une culture d’évaluation commune. (3) Un réplication du volet 1 4 5 mois plus tard. Dans cet article nous mettons en exergue les caractéristiques de la pratique de trois enseignants au sujet de la construction et de la passation de contrôles écrits en français (production écrite) et en mathématiques (problèmes additifs). L’analyse descriptive des outils utilisés par les enseignants permet de souligner certaines caractéristiques de l’évaluation dans le contexte de l’école primaire genevoise. En effet si les tâches évaluatives proposées aux élèves semblent être similaires à ce que l’on peut retrouver dans des évaluations certificatives provenant de pays comme la France ou la Belgique l’entête précédant celles ci présente des éléments certainement typiques du contexte de notre recherche. Ils comportent une énonciation systématique des objectifs de l’épreuve une place pour les commentaires suite à l’évaluation et ce qui nous semble particulier un barème. Dans certains pays la réussite ou l’échec à une évaluation ponctuelle sont qualifiés par des points ou des pourcentages. A Genève ces points sont reportés dans un barème construit au préalable par l’enseignant. C’est à partir de ce barème que ce dernier établit une note globale sur une échelle allant de 1 à 6. On peut penser que la pratique du barème devrait permettre à l’enseignant d’avoir une information relativement pointue à l’occasion de chaque contrôle écrit à propos de l’atteinte des objectifs d’apprentissage par chaque élève – c’est à dire sans attendre une agrégation des résultats de toutes les évaluations. On note aussi que lorsque les objectifs de l’évaluation sont jugés atteints il est possible pour un élève d’obtenir la note de 6 (note maximale) même si quelques erreurs jugées mineures par l’enseignant persistent dans son travail. Les résultats soulignent également les arrangements évaluatifs et ajustements du dispositif d’évaluation pouvant être observés lors de la correction de l’épreuve. Dans une approche sociologique et interactionniste Merle (2012) a développé le concept d’arrangement évaluatif. Les enseignants s’autorisent à déroger à une notation qui ne rendrait compte que des performances « réelles » de l’élève dans cette copie là au profit d’une notation qui serait le reflet sinon le moyen de réguler dans le contexte scolaire les relations interindividuelles mais aussi les questions d’apprentissage au niveau de l’établissement de la classe avec en arrière plan (mais de manière active) la propre histoire scolaire de l’enseignant concerné ses rapports et ses valeurs relatives à l’évaluation. Dans le cadre des modérations sociales expérimentées dans lesquels les praticiens étaient incités à produire des discours sur leurs pratiques d’évaluation (à partir de traces authentiques recueillies pendant leur jugement évaluatif en acte) les enseignants ont eu des difficultés à reconnaître l’existence de ces arrangements pourtant observés dans leurs pratiques. Ils concèdent certains de ces arrangements voire revendiquent mais ceux ci ne constituent pas (et de loin) la totalité de ceux qui ont pu être observés par les chercheurs. Ce décalage entre les discours et les pratiques nous a conduit à considérer que si les arrangements peuvent être vus comme fonctionnels ils relèvent plutôt de pratiques peu assumées voire clandestines de l’activité évaluative du praticien. Il s’agirait donc bien de compromis que celui ci effectue plus ou moins consciemment par rapport à des contraintes interpersonnelles et/ou institutionnelles notamment lors des processus d’interprétation et de prise de décision en cours de correction des productions des élèves. Au cours des échanges de modération sociale il est apparu que les enseignants reconnaissaient l’existence de pratiques qui ne correspondaient pas stricto sensu à des arrangements évaluatifs au sens de Merle (2012) mais qui pouvaient parfois s’en approcher au moins dans la prise en compte de la situation au sens de Lave (1988) en lieu et place d’une application mécanique d’une procédure évaluative ritualisée. Ce constat nous a incités dans Mottier Lopez et al. (2012) à introduire une distinction conceptuelle avec la notion d’ajustement pédagogique mais dont la délimitation stricte et les rapports entretenus avec les arrangements évaluatifs demandent encore à être affinés. La conclusion de l’article propose dès lors de différencier les idées souvent confondues d’ajustement pédagogique et d’arrangement évaluatif (Mottier Lopez Tessaro Dechamboux Morales Villabona 2012) dans le but de mettre en évidence les choix évaluatifs des enseignants quand ils décident délibérément de modifier les conditions de leurs évaluations certificatives pour certains élèves dans une perspective de différenciation pédagogique.
Databáze: OpenAIRE