L’enquête de l’enseignant-évaluateur et du chercheur : l’abduction au cœur du processus et quelques raisons de les comparer

Autor: Dechamboux Lionel, Mottier Lopez Lucie
Rok vydání: 2015
Zdroj: Recherches qualitatives
Popis: L’article a pour objectif de présenter dans un premier temps les processus d’inférences en jeu dans les jugements en acte des enseignants qui corrigent les copies de leurs élèves. Le corpus mobilisé à cet effet est une partie des données recueillies lors d’une recherche d’ampleur de l’équipe Evaluation Régulation et Différenciation des apprentissages scolaires (EReD) dirigée par la professeure Lucie Mottier Lopez (Université de Genève) dans le cadre d’un projet financé par le Fond National Suisse (FNS n°100013_143453 voir Mottier Lopez Tessaro Dechamboux Morales 2012 pour une présentation plus exhaustive du dispositif de recherche). Dans un second temps ces processus sont après quelques précautions mis en rapport avec l’activité interprétative des chercheurs qui étudient ces jugements évaluatifs en acte dans une perspective qualitative et compréhensive. Contexte de la recherche Le corpus est constitué sur la base des verbalisations en acte de six enseignants ayant en charge des classes de 5P HarmoS. Ces enseignants ont proposé à leurs élèves des contrôles écrits de mathématiques (résolution de problèmes additifs) et de français (production d’un texte argumentatif). Une fois les contrôles écrits passés en classe les enseignants contactaient l’équipe de recherche qui déléguait un de ses membres pour aller effectuer un entretien avec l’enseignant. Celui ci consistait en un entretien semi directif visant à comprendre la structure les objectifs et les conditions de passation du contrôle écrit puis d’un enregistrement des verbalisations de l’enseignant lors de la correction de quatre copies selon la méthodologie du Think Aloud (Charters 2003) réputée donner un accès (relatif) à la pensée en acte des enseignants. Précautions liminaires Avant de débuter la présentation puis la comparaison des deux processus interprétatifs en jeu (celui de l’enseignant évaluateur puis celui du chercheur) plusieurs limites à cette comparaison sont discutées. La différence d’empan temporel sur lequel se déroule ces activités en est une mais qui nous semble devoir être relativisée considérant le contrôle écrit comme une partie seulement de la démarche certificative tout comme la publication d’un article scientifique n’est qu’une partie de la démarche interprétative du chercheur en évaluation. Une autre limite discutée est le rapport à la norme présent dans l’évaluation scolaire qui serait absent de la recherche scientifique. Là encore nous pensons que cette différence est à atténuer la recherche relevant également de normes et de valeurs. Enfin nous réfléchissons à la différence de nature des connaissances potentiellement produites lors d’une évaluation scolaire et lors d’une recherche scientifique. Quoique distinctes dans leurs visées respectives ces deux démarches nous semblent procéder par le biais d’inférences de constructions de significations ce qui autoriserait également leur mise en rapport. Le jugement évaluatif en acte Nous montrons à partir d’une définition consensuelle de l’évaluation que celle ci pourrait être modélisée comme constituée de deux mouvements. Le premier mouvement interprétatif consisterait à inférer un agir hypothétique de l’élève à partir de signes sélectionnés sur la copie de l’élève alors qu’un deuxième mouvement décisionnel aboutirait à l’attribution de points à une composante de la copie à partir de cet agir hypothétique. Ces deux mouvements peuvent être rapprochés de l’abduction au sens de Peirce (1978) au cours duquel l’homme suite à un « trouble » va élaborer une hypothèse interprétative susceptible d’apaiser ce trouble dans le cas où l’hypothèse émise s’avérerait juste. La conduite de l’enquête au sens de Dewey (1993) déclenchée par un élément problématique nous semble également une conceptualisation pertinente de ce processus. En effet au regard du corpus analysé lors de la correction l’enseignant semble capter dans la copie de l’élève un signe représentatif pour lui de l’acquisition (ou non) d’une compétence ou d’une connaissance. Dans le champ de l’évaluation ce signe prend le nom d’indicateur. Si ce signe correspond à l’attendu en général l’enseignant attribue rapidement les points réservés et poursuit sa correction ce qui ne nous semble justement pas relever d’une quelconque enquête ou abduction la surprise le trouble étant absent. Le cas où l’enseignant ne reconnaît pas le signe attendu est au contraire bien plus représentatif de ces deux conceptualisations. En effet l’attendu étant absent le « trouble » s’installe chez l’évaluateur confronté à un autre signe l’ « erreur » de l’élève. L’enseignant manifeste au travers de ses verbalisations une chaîne interprétative (i.e. sémiose) visant à inférer un agir hypothétique cohérent avec cette erreur signe puis à prendre une décision en termes d’attribution de points. Nos analyses montrent clairement que l’enseignant procède dans sa correction par des inférences. Leur fondement prend racine dans l’expérience de l’enseignant constituant un ensemble de référents de nature hétérogène parmi lesquels nous avons pu mettre en évidence la connaissance de l’objet à évaluer. Cette maîtrise de l’objet semble d’ailleurs dans les verbalisations analysées plus « solide » en mathématiques qu’en français production de texte pour des raisons d’ordre didactique. La connaissance de l’élève évaluée fait également partie des référents invoqués par l’enseignant ce qui consolide l’hypothèse de la multi référentialité du jugement évaluatif (Mottier Lopez Allal 2008). Le processus d’inférence du chercheur : l’enquête La situation étudiée plus haut en dépit d’un aspect a priori provocateur paraît présenter des similitudes importantes avec celle dans laquelle évolue un chercheur. Ce dernier est lui aussi dans une situation de « trouble » face à une question qui motive sa recherche. Ce questionnement ne se fonde pas lui non plus sur rien mais bien sur des connaissances préalables (revue de littérature expériences de recherches antérieures etc.) qui vont permettre une problématisation de la situation : ici nous nous appuyons sur une conception de l’évaluation dans une approche située (Mottier Lopez 2008). Ce cycle trouble/enquête semble pouvoir s’envisager à différentes échelles. Ici dans un grain large (l’échelle de la recherche) mais également dans une granularité plus fine lorsque que le chercheur est face à ses données élaborées. Il se retrouve alors dans une situation de « trouble » qu’il tente de résoudre. Face à ses données il va élaborer une hypothèse qui si elle s’avère correcte lui permettra de construire une signification d’arriver à une compréhension satisfaisante de la situation étudiée. Nous reconnaissons ici les caractéristiques décrites par Peirce sous le terme d’abduction. Dans le cas présent les travaux de Bronckart et Bulea (2006) ont été mobilisés dans un lien inédit pour tenter d’interpréter ces données. Ce lien semblant conceptuellement correct (dans une appréhension déductive faisant suite à l’abduction) il est mis à l’épreuve des données dans une modalité inductive (toujours au sens de Peirce) avec le risque inhérent à l’induction : une seule exception provoquant la remise en question de l’hypothèse abduite. La mobilisation de ce modèle de l’enquête paraît adéquate pour décrire une démarche de recherche qualitative à condition de ne pas considérer ce modèle dans une stricte succession de trois temps (abduction déduction induction) mais plutôt au sein d’un processus dynamique trouvant un arrêt provisoire lorsqu’une saturation satisfaisante est atteinte pour reprendre ce terme courant dans la recherche qualitative. Il ne s’agit pas non plus pour nous d’associer ces trois mouvements à des processus cognitifs précis. Il s’agit de notre point de vue plus d’une méthode mêlant dans un rapport dynamique théorie et empirie. Conclusion En dépit de différences que nous ne souhaitons pas nier (temporalité objet etc.) il est remarquable de constater des similitudes fortes entre le travail d’inférences de l’enseignant évaluateur et celui du chercheur en évaluation. Ces similitudes nous conduisent à argumenter de ne pas séparer leurs démarches stricto sensu mais plutôt de les placer sur un continuum celui des différentes enquêtes sur lequel nous pourrions placer à la fois l’enquête de la vie quotidienne et l’enquête scientifique. La place de l’abduction est centrale dans la recherche scientifique comme seule susceptible d’assurer une certaine créativité mais demandant d’être contrôlée par d’autres « étapes » qui nous conduisent à questionner les dichotomies classiques ayant cours dans la recherche (inductif / déductif ou encore qualitatif / quantitatif). Le travail de l’enseignant évaluateur paraît également utiliser l’abduction ce qui ouvre la porte (sous certaines conditions) à un caractère potentiellement épistémologique à l’évaluation des apprentissages scolaires.
Databáze: OpenAIRE