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L’anthropologie sensorielle, autrement nommée anthropologie des sens, anthropologie du sensible ou anthropologie des sensations est un domaine de recherche récent (Gélard: 2016). Car, si l’étude des sens figure déjà dans les ethnographies les plus classiques, elle apparaît rarement comme un objet d’étude en soi. L’histoire de la discipline illustre des thématiques afférentes telle l’anthropologie du corps, des émotions ou des sentiments ainsi que la philosophie des odeurs. Mais l’anthropologie sensorielle, celle des usages et des langages des sens reste le parent pauvre des études. Or, depuis quelques années, les sens font leur apparition dans des recherches en sciences humaines mais de manière encore secondaire ou marginale, les sens sont toujours associés à un autre thème (l’art, les techniques audiovisuelles, etc.). Ce sont surtout les historiens qui ont développé ces orientations de recherches nouvelles sur les expressions et manifestations sensorielles. L’anthropologie historique des sens s’est déployée depuis les écrits fondateurs de Lucien Febvre (1941 et 1942) avec plus tard l’histoire des sensibilités (Corbin, 1990) et la restitution des univers sensoriels sonores et odorants (Corbin 1982). Des univers qui comptent parmi les grands principes de mise en ordre du monde comme le rappelle l’historien Christophe Granger (2014). Notons la création en 2016 de la très belle revue Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales. Outre-Atlantique les études anthropologiques se sont développées autour des sens, dès le début des années 1990 (Classen: 1993, 1994 et Howes: 1991). Les recherches s’y institutionnalisent avec le groupe Sensory Studies(Condordia University), la revue The Senses and Society et le Sensory Ethnography Lab (Havard University). Notons à propos de ce dernier, les liens entre sens et arts, notamment visuels qui y sont très développés au détriment d'études plus orientées vers une anthropologie sociale des sens et de leurs usages. En 1990, la revue canadienne, Anthropologie et Sociétés y consacre un numéro pionnier (Howes, ed. 1990) intitulé « Les 'cinq sens' ». Ailleurs, en France notamment, les études sur les sens sont davantage dispersées et se limitent souvent au domaine du biologique et des sciences naturelles. Les sciences cognitives et les neurosciences s’en emparent mais elles cantonnent l’analyse au réalisme cognitif occidental et à ses a priori sur la perception sensorielle. L’écologie de la perception se déploie ensuite avec les travaux de T. Ingold (2000). Mais le brouillage disciplinaire est fort et l’anthropologie sensorielle basée sur des études de terrain et des ethnographies détaillées reste fragmentée - à quelques exceptions près : David Le Breton (2006a) et François Laplantine (2005) - par exemple. Les études sensorielles menées par des anthropologues vont s’attacher à l’analyse d’un seul sens, par exemple l’odorat (depuis les travaux de Detienne, 1972) et ceux de la philosophie des odeurs, le goût (Dupire, 1987), le sonore (Feld, 1982) et plus rarement le toucher (revue Terrain). Or, la « poly-sensorialité » (Corbin, 1995), « l’esprit multisensoriel » (Howes, 2010)), « l’intersensorialité » (Candau, 2010) ou la « conjugaison des sens » (Le Breton, 2006b) permettent une autre voie d’accès à la compréhension des systèmes sensoriels, le primat d’un sens sur un autre ou l’association entre sens et valeurs individuelles et sociales diffèrent selon les cultures. C’est cette diversité qu’il convient de mettre à jour. Ainsi, la mobilisation des sens apparaît comme une forme de communication non verbale, corporelle et sensorielle. Accéder à la compréhension des ces manifestations sensorielles suppose une connaissance approfondie et intime des sociétés. L’ethnographie illustre cette nécessaire et indispensable connaissance, en voici un exemple. Dans la société saharienne de Merzouga (Sud-Est marocain), la présence d’homme et de femme dans un espace donné détermine des comportements d’évitements qui sont sous-tendus par la capacité de chacun à émettre des signes, plus ou moins directs, de sa propre présence. Hommes et femmes communiquent souvent sans avoir recours au langage oral jugé mal adapté aux règles de la pudeur. Ainsi, les rencontres donnent lieu à des manifestations sensorielles discrètes (odorantes et sonores). Ces messages non verbaux permettent de comprendre des univers trop souvent observés de l’extérieur, donnant lieu à des analyses réductrices qui ignorent ces attentions mutuelles. Ainsi la manifestation sonore de soi, à l’intérieur des maisons est un élément quotidien important. Les femmes portent un voile de tête agrémenté de pastilles d’aluminium - qui produisent un tintement lorsque le corps est en mouvement - ces pastilles peuvent êtres rendues plus ou moins sonores selon les circonstances. Ces sons sont identifiés par tous comme des manifestations sonores féminines. Il est ainsi possible de révéler sa présence, d’une pièce à l’autre par exemple évitant ainsi une confrontation physique qui mettrait chacun mal à l’aise. La discrétion et le calme sont des qualités personnelles reconnues et indispensables, il est inconvenant d’élever la voix - crier est compris comme la perte du contrôle de soi - il faut dans les circonstances hasardeuses d’une rencontre, surtout à l’intérieur des habitations, avoir l’élégance de « faire du bruit sans en faire ». À l’opposé un homme qui pénètre dans une maison s’arrange pour faire du bruit, secouer brutalement ses clés, frapper avec vigueur sur la porte d’entrée en fer, ou même crier pour interpeller les occupants. Ces entrées bruyantes des hommes sont attendues comme des signaux de présence et d’identification. Dans d’autres cas, ce sont les activités plus ou moins sonores qui vont informer de la présence de femmes dans les cours intérieures. Un bon exemple est l’une des tâches quotidiennes qui consiste à briser un à un les noyaux des dattes destinés aux animaux au moyen d’un broyeur de pierre qui produit un son sourd spécifique, reconnaissable par tous, son qui informe de la présence d’une ou de plusieurs femmes à l’intérieur de l’habitation. Cette tâche répétitive et ennuyeuse étant le plus souvent réalisée collectivement. Tout homme est ainsi informé de la présence de femmes assemblées en collectif ; il peut remettre sa visite à plus tard, et continuer son chemin. Ces manifestations sensorielles par le biais de micro-activités présentent une ethnographie des sens où les sons (d’autres sens également) informent sur les univers culturels. Ainsi, l’étude des sens et des univers sensoriels sont des outils majeures d’appréciation des sociétés et des cultures. Penser les sens et se dégager de nos propres préjugés sensoriels reste une démarche délicate et complexe, indispensable à la connaissance et à l’appréhension de l’autre. Il convient naturellement de s’intéresser aux pratiques des individus et non de projeter des modèles sensoriels exogènes. La culture occidentale évoque l’existence de « cinq » sens et éventuellement d’un sixième (celui du cœur moral et spirituel) mais ceci n’est nullement partagé par toutes les sociétés. Les hiérarchies sensorielles renseignent aussi sur la manière dont les individus perçoivent le monde environnant. C’est ce décryptage des sens, du senti et du ressenti qui apporte des clés d’analyses. Au final, les sens ne sont plus seulement un objet de recherche mais une démarche épistémologique principale où le sensible se convertit en intelligibilité du monde. Le champ d’étude et de comparaison qui s’ouvre à l’anthropologie sensorielle est de ce fait considérable. Cette notice se limite à l’évocation d’un courant de recherche nouveau, aussi les références citées ne prétendent nullement faire un tour d’horizon exhaustif de l’anthropologie sensorielle mais donne au lecteur quelques orientations majeures. |